Annlor Codina crée des situations artistiques, sous forme d’installations, de dispositifs, d’expériences participatives. Une grande partie de son travail est axée autour de la mise en question des archétypes, des formes du pouvoir, de la violence, qui traversent l’histoire, nos sociétés, et la fascination qu’ils exercent. Elle s’attache à générer des moyens pour créer des failles dans les schémas, détourner, troubler les codes, les normes, les us et coutumes, tordre le cou aux certitudes, court-circuiter les fonctions, désamorcer. Elle s’attache aussi à proposer des espaces de liberté. Pour le dire vite elle délocalise, déterritorialise, vous emmène faire une danse pour faire des pas de côté et regarder les choses sous un autre angle.
Si l’artiste préfère également éviter les catégories (les normes) lorsqu’on parle de son travail (ni « art critique », ni « art interstitiel », ni « art contextuel », ni « art relationnel », etc.), elle reconnaît toutefois sa fonction critique, au sens ou il permettrait de dévoiler grâce à une prise de distance, de mettre en lumière, de s’interroger. « Mes pièces démontent et remontent la réalité pour ausculter la mécanique du rapport de force et proposer une alternative mouvante en se jouant de la violence ambiante ». Mais l’enjeu, attention, et la nuance est importante, n’est aucunement d’aboutir à une vérité (toute faite), une transformation (complète) de l’individu, une prise de conscience (totale). Non, elle se veut plutôt le « grain de sable » dans le rouage, grippant lorsqu’on ne s’y attend pas. Elle vous place à votre insu et avec le sourire un tout petit détonateur homéopathique qui ne préviendra pas quand il se déclenchera et qui ne se fera peut être même pas sentir, ou à une échelle infinitésimale, mais agissant. Cela dit, cette petite fissure qu’elle induit dans votre système, malgré une certaine esthétique du combat et de la lutte, elle la veut sans violence, ludique, festive, poétique, joyeuse.
Car si elle met en scène dans ses installations souvent interactives des conditions de possibilité pour nous faire voir et penser le monde autrement, c’est tout en s’amusant, en jouant, en inventant. Un cocktail dans lequel entre en ligne de compte la question de l’imaginaire, de la création, du dialogue, de la rencontre, de la résistance, de l’autonomie, du partage des savoirs, de la mutualisation, du détournement et du mélange des technologies, du bricolage, des savoirs et savoir-faire alternatifs, de l’Open source, de la philosophie DIY…
L’indéterminisme, l’incertitude, l’aléatoire, sont par ailleurs des notions capitales pour Annlor Codina qui « fabrique des systèmes où sont volontairement inclus des paramètres aléatoires afin de perdre la maîtrise du résultat final et offrir à l’installation la possibilité d’une indépendance relative » : une certaine autonomie de développement ».
Lors de sa résidence de recherche et de création chez Oudeis en juillet 2017, Annlor Codina a travaillé plus particulièrement sur deux projets : No Bird et Clandestine Workshop, qui transcrivent parfaitement sa démarche, ses pratiques, son état d’esprit.
Le projet Clandestine Workshop, à l’origine, se compose d’une installation, d’un atelier clandestin participatif dédié à la modification de cartouches de chasse en cartouches festives (matériaux festifs : pigments, sable, sel, confettis, paillettes, serpentins, plumes, pigments, pétales, semoule colorée, cotillons, perles, etc…), et d’une boucle vidéo alimentée lors de l’exposition. C’est très spécifiquement sur l’art de (re)charger les cartouches, dépendant grandement de la balistique (au sens le plus répandu) et de préoccupations tout à la fois esthétiques, plastiques et de sécurité, mais aussi d’essais de tirs, tous documentés, que nous avons concentré notre énergie.
Plusieurs étapes ont donc eu lieu. Un atelier de modification de cartouches en plusieurs étapes et de multiples essais de tirs avec des tireurs expérimentés.
C’est à un véritable apprentissage de l’art de recharger les cartouches que nous avons participé et auquel nous nous sommes formés chez Pascal Molières dans les Cévennes, à Mandagout. Grâce à son savoir faire, ses connaissances et son talent pour la transmission, et au matériel dont celui ci disposait (sertisseur, instrument pour tasser ou « bourrer »…), la cartoucherie alternative et clandestine a pu prendre effet. Durant deux journées, dans un cadre magnifique, nous avons expérimenté, improvisé, noté, émis des hypothèses et cherché des constantes selon une méthodologie toute scientifique. Une rencontre au sommet qui nous a fait faire des pas de géants, et inédite : car s’il est en effet d’usage d’introduire dans des cartouches quelques confettis qui seront tirés lors de mariages, il est tout à fait rare d’explorer par exemple, la tri-compartimentation multi-pigmentaire dosée en sable fin et associée à des plumes et des confettis bourrés dans une jupe de cartouche de calibre 12, ressertie. Et il faut le préciser, chaque cartouche modifiée est unique, portant l’empreinte de son créateur.
Lors des premières séances de tests pour affiner le bourrage des cartouches, Pascal Molières a bien voulu effectuer les séries de tirs (une cinquantaine), puis l’artiste a réussi à réunir cinq tireurs expérimentés (Pascal Molières, Philippe Ruas, Pascal Ruas, Christian Ducros, Jean-Louis Portalez), pour une dernière séance de tirs collective (45 cartouches au total). Tous ont accepté avec une grande gentillesse de sortir de leurs sillons et de se prêter avec maestria à ce jeu très sérieux tout à fait subversif et poétique.
Avec la complicité et la participation de Elsa Molières, Pascal Molières, Philippe Ruas, Patrice Ruas, Christian Ducros, Jean-Louis Portalez, que nous remercions chaleureusement.