Lorsque je suis arrivé en France, j’ai séjourné dans une communauté artistique près de Toulouse appelée Terre Blanque, qui existe depuis plus de 35 ans et qui regorge de sculptures, de peintures et de manifestations artistiques les plus diverses léguées par les centaines d’artistes qui sont passés par la communauté. Parmi toutes ces merveilleuses œuvres, il y en a une qui a attiré mon attention, une ligne de lumières colorées qui clignotaient joyeusement à l’intérieur de cartouches de chasse. Cette œuvre a particulièrement retenu mon attention en raison du paradoxe conceptuel généré par la déterritorialisation de la violence des armes et son recadrage dans la joie des lumières clignotantes et multicolores.
C’était mon tout premier contact, un éveil artistique à l’œuvre inspirante d’Annlor Codina, une artiste contemporaine française dont l’originalité se manifeste à travers une approche artistique singulière. Cette approche se concentre sur l’exploration et la déconstruction critique des multiples manifestations de la violence, qu’elle soit palpable dans les objets de guerre ou insidieuse dans les mécanismes de contrôle sécuritaire. Sa démarche artistique se nourrit de ces éléments, dans une forme de pollyanisme artistique les digérant habilement dans des stratégies poétique qui transcendent leur fonction initiale. Les œuvres qui en résultent ne se bornent pas à être des créations esthétiques, mais s’érigent en catalyseurs de questionnements et de réactions, stimulant des débats sur la normalisation des méthodes répressives utilisées par les appareils de terrorisme d’État, afin d’accroître notre vigilance face à la restriction permanente de nos libertés.
Au-delà de cette facette intrigante, une autre caractéristique saisissante émane de son œuvre: en introduisant des éléments aléatoires, elle aspire à octroyer une liberté plus vaste à son art, abolissant toute prétention à contrôler le résultat final. C’est précisément au sein de cette quête d’imprévisibilité que se dessine une nouvelle phase de son travail. L’artiste guide progressivement son œuvre vers l’exploration profonde du pouvoir inhérent à la nature, de sa remarquable capacité de résilience et de la force insoupçonnée des plantes et des champignons. En scrutant l’influence des végétaux dans l’acte créatif, elle saisit la trame commune et incertaine partagée entre le règne végétal et les communautés humaines, réajustant les fondements de cette relation pour que nous puissions devenir les alliés conscients et engagés de ces êtres verdoyants.
Dans cette reconnaissance émergente d’une harmonie intrinsèque entre l’homme et la nature, l’artiste ouvre une fenêtre sur une conscience collective écologique. Elle réoriente la perspective afin que nous ne contemplions plus uniquement la beauté et la puissance des plantes, mais que nous nous investissions en tant que partenaires, nous responsables de la préservation de ces entités végétales et eux responsables de notre préservation.
Cette nouvelle forme de relation avec les plantes représente une manifestation artistique ancrée dans un mouvement philosophique plus vaste, nécessitant une première clarification succincte ici.
La tradition occidentale dominante a longtemps considéré la nature comme une source à exploiter et à dépouiller de ses richesses. Le premier chapitre du livre de la Genèse dans la Bible établit la domination de l’homme sur tout ce qui est vivant. Cette foutue vision du monde, hélas prédominante, nous a exploité jusqu’à l’ère des problèmes environnementaux contemporains.
Sous le joug de la catastrophe climatique globale engendrée par l’Anthropocène, nous sommes aujourd’hui confrontés à l’apothéose des effets d’hybris de l’exceptionnalisme humain, un sentiment violent inspiré par l’orgueil et l’arrogance, qui se manifeste dans le colonialisme, capitalisme, racisme et sexisme. Même dans ce scénario, les hommes persistent à affirmer leur indépendance vis-à-vis de la nature, se plaçant comme l’unique espèce capable de modifier l’équilibre planétaire. Nous oublions ainsi que nous ne sommes pas les seules forces capables de changer l’atmosphère. Plus puissantes que les plus grandes usines industrielles, les communautés de végétaux photosynthétiques réorganisent les éléments à l’échelle mondiale. Ce sont elles qui ont modifié la composition de l’atmosphère, rendant la planète respirable pour tous.
L’écologie, en sa quintessence se profile comme la science holistique de la biosphère. Elle englobe l’ensemble complexe et interconnecté des organismes vivants et leurs réseaux compliqués d’interactions symbiotiques. Elle plonge au cœur des relations intimes et interdépendantes entre les êtres vivants et leur environnement, révélant une toile de vie tissée avec subtilité et complexité.
Nombreuses sont les analyses dites écologiques attirant notre attention sur les effets néfastes de l’action d’un homme imbu de lui-même envers l’avenir de notre planète. Cependant, bon nombre de ces approches demeurent fixées sur des calculs statistiques et utilitaires, axés uniquement sur les besoins des grands accumulateurs de richesses, agents de la destruction planétaire. Plutôt que de se confiner dans les terreurs néolibérales actuelles, l’alliance avec les êtres verts est une invitation à s’enraciner dans un mode de vie qui propose la création d’autres mondes habitables, respirables et nourriciers. C’est pourquoi nous plaidons pour une collaboration avec les végétaux, une co-inspiration, une respiration partagée avec ces créateurs de monde, dans une lutte contre les conséquences atmosphériques de l’Anthropocène.
En s’appuyant sur la sagesse des projets de solidarité radicale tissés par les plantes avec leurs pollinisateurs, leurs interactions avec les champignons et leurs alliés animaux, elles peuvent incarner cette altérité avec laquelle nous devrions choisir de nous connecter afin de transcender notre position anthropocentrique. C’est précisément dans cette optique que l’on peut appréhender les nouvelles interactions avec le monde végétal dans les œuvres d’Annlor Codina : considérer les plantes comme des êtres sensibles méritant d’être nos interlocuteurs. Leurs formes nourrissent son esthétique et stimulent son imagination.
Pour illustrer ces déplacements artistiques, nous pouvons mentionner quatre des œuvres récentes de l’artiste.
La série Stigmata #1, réalisée en 2016, présente des sculptures où des culots de cartouches sont vissées sur des branches d’arbre en partie calcinées. Elle puise sa forme dans les paysages dévastés par la violence des guerres, où les culots brillants des cartouches recouvrent une grande partie de l’écorce au point de la remplacer. Ce travail montrait déjà une interaction entre les thématiques de la violence et ses effets sur les êtres vivants non humains, mettant en lumière les arbres comme victimes des conflits armés et cherchant à questionner les effets mutagènes des conflits sur l’environnement.
Dans l’œuvre Polyporus Tumultus,de 2019, l’artiste explore le possibilités esthétiques du polypore amadouvier, un champignon qui se fixe sur des arbres faibles ou blessés, et finit par tuer son hôte. En se décomposant, ces champignons contribuent à la formation de compost et fertilisent le sol. Au-delà de cette utilisation traditionnelle, Annlor Codina réinterprète ces champignons comme le symbole d’une révolte de la nature cherchant à récupérer les territoires qui lui ont été usurpés. Les champignons émergent au sein des colonnes de briques rouges qui soutiennent plusieurs édifices, éveillant en nous l’espoir que ces constructions pourraient elles-mêmes, lorsqu’elles se décomposent, fertiliser le sol.
Un autre exemple significatif est son projet A[r]BOR[e]TUM. Une serre où poussent des semis, des boutures et des plantes capables de provoquer l’avortement. L’initiative vise à rompre avec la prépondérance des intérêts des groupes influents du secteur pharmaceutique en renouant avec les connaissances héritées des savoirs ancestraux de différentes parties du monde. Il représente une tactique de résistance contre la captation intellectuelle des éléments vivants, permettant la reproduction gratuite de la serre, des livres et des graines par toute personne intéressée. Ce projet s’affirme comme une réponse contre la domination patriarcale, qui vise à élaguer la liberté de choix et nous invite à prendre le contrôle de nos corps allié a des plantes que nous pouvons utiliser médicalement.
Actuellement, le projet en cours développé par Annlor Codina se nomme LINE. Il s’agit d’une collaboration avec Nawras Shalhoub, combinant à la fois la coordination entre plusieurs artistes et la création d’un travail individuel, intégré dans le cadre du projet. LINE instaure une collaboration entre six artistes de la bande de Gaza et six artistes de la région toulousaine, cherchant à travers cette coopération à dépasser les frontières, à briser le blocus imposé par l’occupation sioniste, et faciliter la circulation de l’art et des artistes gazaouis à travers l’Europe.
Dans ses propres recherches au sein du projet, Annlor étudie les méfaits de la guerre à Gaza sur la flore locale. Israël a bombardé Gaza avec des tonnes d’armes par frappes aériennes, navales et terrestres, incluant obus à fléchettes, phosphore blanc, explosifs métalliques denses et uranium appauvri. Des résidus de ces armes contenant de nombreux métaux lourds, toxiques et cancérigènes ont été trouvés même dans les cheveux d’enfants nés à Gaza. Les zones visées par les roquettes ou l’artillerie ont subi une dégradation qui a rendu le sol infertile et causé de grandes pertes en terme de diversité florale et faunique. Son projet consiste à capitaliser sur la capacité remarquable des plantes à métaboliser divers constituants du sol, couplé à la détection sans équivoque de l’accumulation de métaux lourds dans les tissus végétaux. Cette initiative vise à explorer les changements possibles dans les pigments dus à l’absorption de ces métaux. Cet objectif sera atteint grâce à une analyse comparative des altérations des constituants naturels des colorants présents dans les espèces végétales existant à la fois dans la région de Gaza et en France. Donnant ainsi la parole aux plantes pour qu’elles racontent leurs propres expériences de guerre.
L’évolution de l’œuvre artistique d’Annlor Codina révèle une tendance émergente, marquée par une représentation croissante du règne végétal au sein de ses créations. Les êtres verdoyants ne se contentent plus de jouer le rôle d’objets artistiques, et adoptent désormais des rôles plus complexes sujets narratifs, exprimant de manière de plus en plus autonome leurs propres histoire au sein des compositions artistiques. Cette transition progressive offre une nouvelle dimension à l’œuvre de l’artiste, la positionnant en tant que médiatrice ou traductrice entre le langage intrinsèque des plantes et une esthétique artistique singulière. Cette évolution artistique complexe soulève des questionnements sur la relation entre l’art, la nature et la capacité des végétaux à communiquer leur propre essence au sein d’un cadre esthétique.
Annlor Codina, à travers sa création artistique profondément impliquée dans la vie végétale et dans l’exploration du pouvoir des plantes, s’engage dans une démarche d’altérité. Cette approche remet en question notre posture anthropocentrique en proposant une alternative qui nous conduit aux frontières du langage et de notre perception du monde.
En effet, elle cherche, selon ses propres termes, à « conspirer avec les plantes, contre les systèmes liberticides », pour créer un nouvel art qui permet de reconnaître la vivacité et la sensibilité du monde plus qu’humain qui nous entoure et développe de nouvelles formes artistiques de relation avec les plantes, la planète et nous-mêmes. C’est ainsi qu’émerge une vision prometteuse d’harmonie et de coexistence durable entre l’homme et le monde végétal, façonnée par l’art et la sensibilité artistique d’Annlor Codina.
Annlor et les plantes – Rodrigo Pennesi, décembre 2023.